J’ai longtemps cru qu’un produit se résumait à l’objet que l’on déballe : une montre connectée, un jean en coton bio ou la toute dernière appli mobile. En tant qu’ingénieur, il était évident pour moi que la valeur résidait dans la création de cet objet, et c’est avec cette approche que j’interrogeais mes interlocuteurs dans mes enquêtes. Trois années d’entrepreneuriat m’ont forcé à déplacer le regard. Le « produit » véritable, celui qui crée et capture de la valeur, est un organisme complet, un système ; ce que le client tient dans la main n’en est que la partie visible de l’iceberg.
Prenons le smartphone qui nous accompagne au quotidien. Tout commence bien en amont, dans le grondement lointain des mines de lithium. Viennent ensuite les bureaux d’ingénierie, où l’on modèle les circuits, ajuste les patronages, polit l’interface. L’atelier d’assemblage prend le relais : robots, contrôle qualité, cartons palettisés, transit sous douane, entrepôts régionaux. Jusqu’ici, le consommateur n’a encore rien vu ; pourtant, chaque étape influe déjà sur son futur usage, son prix, sa confiance.
Puis le produit franchit la frontière invisible qui sépare l’usine du marché. Les analystes marketing déroulent leur funnel : ciblage, storytelling, A/B tests. Sur Instagram, l’image d’un smartphone surgit dans le flux de l’acheteur potentiel ; il ignore qu’un algorithme le sélectionne parce que son comportement digital ressemble à mille autres profils convertis la veille.
La scène se déplace dans une boutique lumineuse ou sur une page d’e-commerce. Là, un vendeur formé en trois modules e-learning vante une autonomie record ; un moteur de recommandation propose l’étui assorti. Au clic de validation s’active la logistique inverse des retours, la gestion des numéros de série, la passerelle de paiement. Le client, lui, n’a perçu qu’un « Ajouter au panier ».
Vient l’instant charnière : la première mise sous tension. Un emballage sans frustration, un guide d’onboarding limpide — ce sont des mois de design et d’écriture qui atterrissent en quelques secondes d’expérience fluide. Si un bug survient, un chatbot apparaît ; derrière, un centre d’assistance basé sur un autre continent, une base de connaissances nourrie par l’intelligence artificielle et les FAQ d’hier.
La vie du produit commence alors véritablement. Des webinaires guident la découverte d’une fonction cachée ; une mise à jour nocturne corrige un défaut d’autonomie ; un courriel propose un programme de reprise — et son pendant discret : la chaîne de recyclage qui récupérera, démontera, réinjectera la matière première. À chaque étape, des algorithmes scrutent l’usage, alimentant la roadmap des versions futures.
Ainsi, le smartphone, la chaussure biodégradable ou le logiciel SaaS ne sont que la pointe de l’iceberg. Sous la surface, une architecture invisible relie opérateurs télécoms, entreprises de logistique, équipes de support, data scientists, juristes, marketeurs, agronomes et recycleurs. C’est cette totalité, de la mine au SAV, du premier clic publicitaire à l’e-mail de renouvellement, qui mérite le nom de « produit ». Comprendre un produit, ce n’est donc pas contempler un bel objet ; c’est explorer l’océan qui le porte, couche après couche, jusqu’à découvrir que chaque interaction — acquisition, usage, service, fidélisation — forme un nœud du même réseau.
Auteur de Usines à Impact / Co-fondateur de Shy Robotics / Head of Product chez Dassault Systèmes / Ingénieur passionné d’innovation et d’entrepreneuriat
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